Si le doute est un moyen de se préparer à connaître, c'en est un aussi de se tromper : j'ai douté à tort quelquefois.



L'aube commençait tout juste à apparaître, le soleil prenant peu à peu la place qu'occupait la lune quelques instants plus tôt. Il était encore tôt et une brise légère soufflait sur le territoire du Clan de l'Ombre, faisant virevolter les feuilles fragiles rattachées aux branches des arbres massifs peuplant la forêt. Si l'on tendait l'oreille, on pouvait entendre le craquellement d'une brindille, à l'ouest du camp. Probablement une souris ou une musaraigne plus curieuse que d'ordinaire. Elle ne tiendrait pas longtemps, assurément. Quelques patrouilles avaient d'ores et déjà commencé leur tour de garde, marquant une nouvelle fois les limites de l'Ombre, s'assurant qu'aucun autre félin n'avait osé s'aventurer sur leur territoire. Il ne manquerait plus que ça ! Les autres félins étaient généralement mal accueillis, les guerriers de l'Ombre surveillant avec patience et précision les lignes ennemis au cas où un importun chercherait à fouler de ses pattes les terres qui ne lui appartenaient pas. Il n'y avait encore que peu d'animation au camp, et hormis les murmures des quelques chats déjà levés, un silence presque religieux régnait sur la zone. Les bipèdes ne venaient jamais dans des endroits si reculés de la forêt, fort heureusement, les matous pouvaient donc agir comme bon leur semble sans subir les venues incessantes des humains, comme jadis.

La tanière des novices abritaient les apprentis qui aspiraient à devenir guerriers à leur tour, prenant ainsi le relais de leurs aînés qui, pour certains, devaient rejoindre les anciens dans l'antre qui leur était attribuée. Ces novices étaient placés sous la direction d'un guerrier confirmé qui leur apprenait le Code du Guerrier et qui veillait à ce qu'ils s'épanouissent sereinement, agrandissant ainsi les troupes du clan. Nuage Anthracite n'échappait pas à la règle, bien qu'il ne suivait pas exactement la même voie que ses pairs. En effet, le jeune mâle, au lieu d'être nommé apprenti guerrier, avait été nommé apprenti guérisseur et devait suivre un enseignement spécifique. Lorsque son mentor disparaîtrait ou serait alors trop âgé pour continuer la tâche qui l'incombait, Anthracite serait celui qui reprendrait le flambeau et panserait les blessures des membres de son clan, et de bien d'autres, s'ils en avaient besoin. Le jeune chat ne comprenait pas la raison du choix de son chef, mais peut-être cela avait-il quelque chose à voir avec son désir irrépressible de venir en aide à autrui ? Il n'osait s'en assurer, bien trop timide qu'il était. Anthracite était en quelque sorte peu apprécié par bon nombre de félins qui ne parvenaient à accepter le comportement du matou. Il tentait cependant tant bien que mal de passer outre les regards méfiants ou bien méprisants qu'il recevait de la part de certains mais la sensibilité dont il faisait preuve était loin de satisfaire chaque membre de l'Ombre. Cela lui était utile, néanmoins. Il pouvait comprendre plus facilement les maux dont souffraient ses pairs, et agir en fonction, bien qu'il débutait dans le métier, comme on dit. Il n'avait pas beaucoup d'expérience mais comptait s'améliorer au mieux de ses capacités.

En ce début de matinée, Nuage Anthracite parcourait des yeux la clairière dans laquelle résidaient les félins du Clan de l'Ombre. Son mentor, Épice d'Orient, lui avait expliqué qu'il devait s'absenter en début de matinée et qu'il reviendrait avant midi. Il avait donc champ libre jusque là, et c'est à petites foulées que le matou rejoignit la Réserve dans laquelle le gibier était entassé. Il n'avait jamais été un gros mangeur et c'est donc avec peu d'appétit que Anthracite se saisit d'un mulot, se reculant dans un coin désert pour se restaurer. Il était habitué à manger seul, soit parce qu'il se réveillait avant les autres apprentis, soit parce qu'il préférait la solitude à la mauvaise compagnie. Son pelage gris sombre était doucement caressé par la brise, l'air frais revigorant le chaton qui avait passé une nuit agitée, peuplée de rêves qu'il tentait d'oublier. Ses petits crocs déchirèrent la peau tendre de sa proie avant qu'il n'avale la première bouchée, les yeux rivés vers le sol poussiéreux. Il pensait, encore. Il rêvassait souvent, perdu dans son monde, là où personne ne pouvait venir le railler. Oui, Anthracite était rêveur. Tant qu'il ne sentit même pas l'arrivée d'un autre félin, mâchant paresseusement la chair du rongeur.